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On a pour habitude de dire que tout va mal au Congo. Et pour décrire cela, les congolais sont très imaginatifs : “Mboka ekufa”, “Mboka oyo eko bonga te” ou encore par dérision le fameux “Mbok’elengi”, et j'en passe…

En effet, il n'existe aucun secteur de la vie nationale où les critères de satisfaction des citoyens sont suffisamment remplis.  
Bien au contraire, depuis l'indépendance en 1960, notre gestion de l'État n'est pas à la hauteur du potentiel qu'offre ce grand pays, et nous avons reculé dans bien de domaines.
La classe politique est la première à être sur la sellette pour son incapacité chronique à mieux gérer le développement du pays.
Tous les pouvoirs qui se sont succédé ont une part de responsabilité dans cette situation.
Il faut espérer que les efforts en cours pour restaurer la paix, l'unité et la souveraineté du Congo soient couronnés de succès…

Dans cet inventaire pour le moins mitigé, la catégorie professionnelle des artistes musiciens congolais fait exception. D'une certaine manière on peut dire qu'ils représentent la catégorie professionnelle qui a le mieux réussi dans son domaine. La rumba congolaise et ses déclinaisons, fruits d'un héritage dû aux pionniers que furent Grand Kalle, Dr Nico, Franco, Rochereau et tous les autres grands artistes qui l'ont façonnée, n'a jamais cessé de trôner sur les discographies africaines. Ses mélomanes se retrouvent dans presque tous les pays et elle a accompagné des générations entières d'africains. 

De nos jours, nos jeunes artistes font la pluie et le beau temps, et remplissent d'immenses salles et arènes partout, notamment en Occident, où d'ailleurs nos enfants issus de la diaspora sont en tête des hits du Rap et de la musique urbaine (en France et en Belgique).
Autant dire que la signature musicale “Congo” est une valeur à la fois sûre et conquérante. C'est un “soft power” puissant, car même dans les pays qui nous font la guerre, on danse sur les accords de la rumba congolaise, qui est ainsi devenue notre meilleure carte de visite. Où qu'ils aillent en Afrique et ailleurs, les congolais sont souvent identifiés en référence à notre musique. Non sans raison, car la rumba est intégrée à notre univers quotidien.
Mobutu n'avait-il pas dit : "Heureux le peuple qui chante et qui danse" ?

Cependant, la particularité de cette rumba congolaise, consacrée patrimoine immatériel de l'humanité par l'UNESCO, n'est pas uniquement de célébrer l'amour sur des rythmes langoureux et des mélodies suaves, ou de faire rouler les reins des mélomanes par ses sebenes irrésistibles et les pas de “Ndombolo” ; elle est en même temps un puissant outil d'observation sociologique. Pas seulement parce que ses thèmes renvoient principalement à des sujets de société (l'amour, la trahison, le bonheur, la sagesse populaire etc), mais aussi dans la manière dont les artistes eux-mêmes gèrent leurs carrières et leurs relations.

Depuis les débuts de la musique congolaise moderne, au cours des années 50, il persiste une constante qui défie le temps : la conflictualité. Elle est à la base de la séparation des groupes et des conflits récurrents au sein de cette corporation. Au point même que la société des droits d'auteurs est paralysée depuis des décennies.
African Jazz, African Fiesta, Afrisa et OK jazz avaient donné le ton, plusieurs autres groupes connaîtront le même sort, dont l'emblématique Zaïko Langa Langa, qui donnera naissance à la nouvelle génération de la rumba au cours des années 70.

Il ne s'agit pas toujours d'une concurrence saine comme on pourrait le penser, mais souvent d’antagonismes malsains, qui peuvent mener jusqu'à la haine et la violence, surtout entre les fans des uns et des autres. Dans ce qui est devenu une arène d'affrontements improductifs, on ne s'épargne pas les insultes et les quolibets, souvent suscités par une certaine presse et la multitude des vidéastes sans foi ni loi, qui surfent sur les scandales. 
Certains épisodes, comme celui de la séparation du groupe Wenge Musica, avaient provoqué des conflits au point de diviser des individus et des communautés. Cela était même devenu une affaire nationale, suscitant des débats passionnés jusque dans la diaspora congolaise.

Ces comportements conflictuels, qui ne cessent de se reproduire de génération en génération, empêchent malheureusement la collaboration entre artistes congolais, en particulier lorsqu'ils sont à leur apogée. Aujourd'hui un featuring entre Fally Ipupa et Ferre Gola est inenvisageable, ce qui est totalement absurde. La collaboration entre Papa Wemba et Koffi Olomide sur l'album “Wake-up” fut à ce titre exemplaire, bien qu'il n'y ait pas eu de suite comme l'espéraient les mélomanes (à cause justement des conflits…) Auparavant, il avait fallu attendre des décennies pour que Rochereau et Franco produisent leur premier duo, tout comme il aura fallu autant d'années avant que les Wenge Musica remontent ensemble sur scène.

Pourquoi les artistes musiciens seniors, qui ont atteint des sommets dans leurs carrières, ne peuvent-ils pas soutenir et produire leurs cadets ? 
Parce qu'ils les considèrent d'abord comme leurs concurrents et voient leur réussite comme une menace.
Pourtant Fally Ipupa, Ferre Gola et d'autres jeunes artistes en vogue sont pour la plupart des produits de leurs groupes d'origine, des "trouvailles" de leurs anciens mentors. Koffi Olomide, Werrason ou JB Mpiana, pour ne citer qu'eux, auraient pu créer des labels pour les encadrer et les produire. Au lieu de cela, leurs talents bénéficient aujourd'hui à des producteurs, souvent étrangers, qui n'ont pas contribué à leur émergence. Ne pas avoir saisi ces opportunités est un énorme gâchis en termes professionnel et financier. Sur ce point ils devraient s'inspirer des rappeurs américains, qui sont devenus multimillionnaires grâce à la production de nouveaux talents.

Cette conflictualité n'est pas le fruit du hasard, elle émane de notre société. Nous sommes sociologiquement conflictuels. Nous avons une propension à toujours vouloir nous comparer à nos semblables, à chercher à dominer l'autre, à l'écraser, quitte à lui mettre les bâtons dans les roues… Au sein même de nos familles, la jalousie est quasi permanente. La réussite de l'autre, fût-il de notre sang, nous fait de l'ombre.
C'est ainsi que dès qu'un talent émerge, notre premier réflexe est de le comparer : “Il joue mieux la guitare qu’Alain Makaba”, “elle chante mieux que M’bilia Bel” etc.

L'ingratitude et l'irrespect générationnels sont notre seconde nature, et cela dans presque tous les domaines, avec toujours l'intention de minimiser l'autre et de jeter aux orties ce qu'on avait vénéré par le passé. Alors que ce sont les talents et les apports inter générationnels qui font la richesse de notre art musical.
Cette conflictualité est d'ailleurs observable également chez les musiciens dits chrétiens.

La trop grande vulnérabilité de notre pays tient aussi de ce trait de caractère sociologique. Il a toujours été facile pour ses ennemis d'exploiter nos trahisons, nos rancœurs, notre cupidité, et en définitive notre soif de pouvoir.

Ainsi, la conflictualité chronique et fratricide qu'on peut observer dans la corporation musicale congolaise est un reflet de nous-mêmes…

 Charles Kabuya

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