
Depuis plusieurs jours, le marché des changes est en ébullition à Kinshasa et dans les grandes villes du pays. La nouvelle politique de la Banque centrale a conduit à une importante appréciation de la monnaie nationale, le Franc congolais, par rapport au dollar américain. Ce dernier est depuis les déboires de la monnaie “Zaïre”, au milieu des années 80, la principale monnaie d'épargne, en tant que valeur refuge, dans un pays où l'économie s'était effondrée.
Les causes historiques sont établies et la situation a perduré, favorisée par l'instabilité du pays durant plusieurs décennies, jusqu'à consacrer aujourd'hui le dollar comme la monnaie de référence, ayant dans les faits cours légal concomitamment avec le Franc congolais.
La dollarisation outrancière de l'économie congolaise est une spécificité qui étonne tout étranger qui arrive en RDC. Aucun autre pays en Afrique n'a atteint ce degré de cannibalisation de la monnaie nationale par une devise étrangère.
Cette situation insolite a plusieurs effets pervers, dont une spirale incontrôlable : au fur et à mesure que les gens s'enrichissent, ils demandent de plus en plus de dollars pour garantir leurs avoirs. Ceci a un effet mécanique sur le Franc congolais, en vertu de la loi de l'offre et de la demande. D'autre part, des milliers (si pas des millions) de cambistes “sauvages” spéculent au quotidien pour obtenir un gain tiré de la dépréciation mécanique du Franc congolais.
C'est un cercle vicieux qui condamne les millions de congolais indigents à une spirale inverse, celle de la précarité.
Les opinions divergent sur la question de l'opportunité d'impulser l'appréciation du Franc congolais par la Banque centrale, étant donné que la plus grande part de l'épargne des congolais, qu'elle soit en banque ou sous la forme de billets de banque thésaurisés, est en dollars. Il y a des pleurs et des grincements de dents. Certains accusent le gouvernement d'appauvrir les épargnants et les entreprises, et de mettre en péril l'économie du pays.
Pour ma part, je ne partage pas cette perception des choses. Le dollar n'a perdu ni sa valeur réelle ni sa valeur nominale, étant donné que les mécanismes qui fixent son taux de change global sont externes. Celui qui possède 100 dollars n'a rien perdu s'il fait une transaction vers n'importe quel pays. Il s'agit principalement d'un ajustement interne après plusieurs décennies au cours desquelles le dollar a servi de monnaie refuge face à l'instabilité politique, la précarité économique et les désordres monétaires.
Au contraire, c'est le pouvoir d'achat des congolais qui va en principe augmenter en référence au taux de change interne du dollar. Toutefois, ce dernier aspect dépend du réajustement des prix qui devrait normalement suivre. En effet, les stocks des biens constitués auparavant et les commandes en cours ne peuvent être anticipativement alignés sur les nouveaux taux de change. Les services du ministère de l'économie devront surveiller très attentivement les prix en cette période.
Les perdants dans cette affaire sont ceux qui ont pour habitude de spéculer contre le Franc congolais pour se faire des marges différentielles toujours plus importantes, ou encore ceux qui ont toujours troqué d'énormes quantités de billets de Franc congolais obtenus de manière obscure pour les blanchir en dollars ou les investir dans la pierre, alimentant la bulle immobilière artificielle. Certains expatriés qui rapatrient clandestinement leurs profits pourraient également pâtir de cette situation.
La Banque centrale n'a pas pour vocation de défendre le dollar contre la monnaie nationale, c'est plutôt le contraire. Après tout, épargner en dollars était un choix exceptionnel, déterminé par l'instabilité monétaire. À partir du moment où une certaine stabilisation pourrait être amorcée, le risque d'appréciation de la monnaie nationale était encouru.
La dollarisation de l'économie est une mauvaise pratique dont le pays devait sortir. Et dans une certaine mesure, en sortir ne peut se faire sans casse après autant d'années de dédoublement monétaire. Surtout pour certaines catégories sociales aux revenus plus élevés que la moyenne nationale et qui ont une grande capacité d'épargne. Et bien sûr, les petits commerçants et une partie de ceux qui sont dans l'économie informelle pourraient voir une portion de leurs avoirs fondre.
Mais au fond, il s'agit d'un retour à la réalité financière, un dégonflement de la bulle spéculative, accompagné d'un effondrement des valeurs putatives.
Quant au petit peuple, qui constitue la majorité de la population et dont les faibles revenus sont obtenus en Franc congolais (militaires, petits fonctionnaires, petits employés, ouvriers, vendeurs ambulants etc), il en tirerait avantage. La précarité systémique ne doit pas se perpétuer ad vitam…
Il ne reste plus qu'à espérer que la tenue de la monnaie nationale sera suffisamment vigoureuse pour éloigner tout retour au cercle vicieux.
Autrement, au casino du dollar il y aura toujours des gagnants et des perdants…
Charles Kabuya